Article initialement publié sur Forbes France le 9 avril 2018
« Bienvenue dans le monde controversé du brevet d’invention. Pour ceux qui se sont déjà posés la question du dépôt de brevet, il n’est pas rare de se retrouver confronté à deux prises de position.
Un soutien indéfectible du brevet qui défendra bec et ongles l’importance du brevet, sans quoi votre passage dans le monde économique sera bref et douloureux. Son opposé, sceptique face au coût et à l’utilité dudit brevet, vous soutiendra qu’il ne rapporte rien, à moins d’être prêt à passer quelques années en compagnie d’avocats pour le défendre face aux “rapaces” qui n’auront que faire que vous déteniez ou non un brevet.
La vérité, toujours plus nuancée que les extrêmes veulent bien nous faire croire, sera à ajuster au cas par cas. Il convient donc d’analyser votre situation avant de s’engager ou non dans la course aux brevets. Tour d’horizon de leurs arguments.
Les pros brevets
Une démarche structurante pour la R&D et la stratégie
Le dépôt de brevet relève en effet d’une réflexion stratégique qui place la R&D en bonne place dans la valeur de l’entreprise. De ce fait, en envisageant le dépôt de brevet comme levier de valorisation et de développement, le dirigeant impose à ses équipes de connaître et maîtriser l’état de l’art, de ne pas réinventer quelque chose qui induirait un risque de contrefaçon. Le tout est validé par des tiers, les examinateurs, qui viendront titiller les inventeurs sur le caractère nouveau, original et non évident de leur invention.
En revanche, l’obtention d’un brevet ne garantira pas que la technologie brevetée sera un succès commercial ou répondra à un besoin. Il faut donc ne pas oublier son bon sens. Il ne sert à rien d’aller breveter quelque chose qui ne servira pas votre vision de façon directe, ou indirecte.
Un outil pour innover et s’assurer une liberté d’exploitation
Déposer un brevet impose d’adopter une démarche qui permettra de se différencier, techniquement, de ce qui existe. Cela oblige les équipes de R&D à dépasser, contourner les brevets qui sont sur votre chemin. Du moins, si vous avez décidé de ne pas vous positionner en contrefacteur car après tout… « pas vu, pas pris »…Mais à vos risques et périls ! Déposer un brevet c’est aussi s’assurer de pouvoir exploiter librement cette technologie face à des tiers qui revendiqueraient le contraire.
Un outil bien pratique pour réaliser sa veille technologique et concurrentielle
Le brevet est publié 18 mois après son dépôt. De ce fait, tout le monde peut consulter les brevets déposés jusqu’à un an et demi en arrière. C’est une mine d’informations pour suivre l’évolution de son domaine technologique, mais aussi pour surveiller du coin de l’œil les tendances de développement des concurrents et anticiper.
Un outil pour négocier
Détenir un brevet ouvre des perspectives nouvelles en matière de recherche de partenariats, et de modèle d’affaires. Il existe en effet des business models qui ne sont basés que sur la concession de licences ou la vente de brevets : les « patent roll », les patent pools et, plus modestement, les laboratoires comptent sur eux pour gagner de l’argent, et y parviennent…Toute une économie est basée sur ces transactions, notamment pour tout ce qui est recherche amont ou appliquée. Certains acteurs collectent plusieurs familles de brevets auprès de tiers pour constituer des portefeuilles importants en mesure d’être licenciés largement pour imposer des standards technologiques. De nombreux grands groupes ont des services dédiés à la gestion de ces portefeuilles et à la négociation de licences.
Côté partenariats, détenir un brevet peut être une belle monnaie d’échange pour solliciter des licences croisées ou pour développer de nouveaux projets sur la base des technologies brevetées.
Un outil pour crédibiliser, se valoriser
Une entreprise qui détient un brevet, et mieux, plusieurs familles de brevets, sera davantage considérée et prise au sérieux à l’occasion d’une levée de fonds et lors de ses démarches d’obtention d’aides financières. Détenir un brevet implique effectivement que des tiers certifiés ont reconnu l’originalité, la nouveauté technique d’une invention, et assure une liberté d’exploitation. L’entreprise peut alors se prévaloir d’avoir dressé une barrière à l’entrée du marché qu’ouvre cette protection. Au-delà de ça, avoir déposé un brevet présuppose que l’équipe dirigeante déploie une stratégie dans laquelle la technologie est un pilier de l’activité. Il est aussi démontré dans une étude des Mines que les start-up qui disposent d’un brevet ont une meilleure probabilité de succès et de durabilité.
Un outil pour dissuader des acteurs de faire à l’identique
Un peu telle une bombe nucléaire détenue par un Etat, le brevet est un dispositif reconnu qui met hors la loi les contrefacteurs, qu’ils soient ou non de bonne foi. Comme l’arme nucléaire, on peut s’en servir (c’est douloureux et coûteux….) ou seulement le brandir comme une menace, un rappel à la légalité. Quoi qu’on en dise, cela permet bien souvent de conclure des accords sans aller devant un tribunal. Là où la stratégie de dissuasion pèche, c’est quand l’entreprise est face à plus fort (plus riche, plus puissant) qu’elle. Difficile de dissuader un ours de toucher à votre pot de miel quand vous êtes une petite souris… En même temps, imaginer qu’on va faire concurrence ou mettre en déroute un mastodonte sur la base d’un seul brevet, c’est un peu comme croire au Père Noel ou penser qu’on peut arrêter net un TGV lancé à pleine vitesse.
Un outil pour gêner la concurrence
Le brevet est le seul outil qui permet de revendiquer un monopole sur une technologie, sans pour autant que son titulaire ait une obligation d’exploitation. Cela veut donc dire que potentiellement le brevet est utile pour devancer le développement de concurrents, en déposant des brevets sur « leur terrain », les empêchant ainsi d’exploiter librement ces technologies. Cela leur demandera un effort de contournement. Il est possible aussi d’utiliser ces brevets pour concéder les licences à d’autres acteurs.
De ce point de vue, le brevet est une composante stratégique qu’il est nécessaire de considérer objectivement. De fait, les grandes entreprises intègrent le brevet dans leur stratégie : c’est donc qu’elles en tirent un bénéfice. C’est aussi vrai pour des acteurs de moindre envergure. Des PME ont pu négocier des licences intéressantes avec des entreprises plus importantes. Il n’y a donc pas de règle absolue. Il ne faut pas partir du principe que tout se passera mal. Si en revanche vous n’optez pas pour le brevet, vous assumez le fait que vous ne pourrez rien (ou bien peu) contre ceux qui sont présents sur votre marché. Le brevet apporte une légitimité accrue à toute démarche de défense de votre pré carré.
Voyons maintenant les contradicteurs de ce beau discours…
Les arguments des antis :
Coût de la défense
Déposer un brevet imposerait de pouvoir le défendre en justice et donc de disposer des moyens suffisants pour entrer dans de longues procédures. Cela est vrai si vous êtes sur un terrain perdu d’avance, avec des acteurs plus importants qui dominent le marché et que votre brevet est de plus mal rédigé. En revanche, si vos concurrents sont de taille équivalente, avec des moyens équivalents : ils réfléchiront souvent comme vous. La dissuasion peut fonctionner sans aller devant un tribunal pour autant.
Les brevets bloquent l’innovation
Un argument, bien réel et qui porte sur une vision macroéconomique et quasi philosophique. A force de mettre des verrous sur des technologies plus ou moins pertinentes, la liberté d’exploitation de ces technologies est limitée. Certains domaines sont ainsi très encombrés. Innover sans enfreindre un brevet existant devient compliqué. De ce fait, cela bloque la libre concurrence et l’innovation. Difficile de voir filtrer la lumière au travers d’une grille bourrée de cadenas. La stratégie d’entrave des concurrents conduit à une masse de brevets inutilisés, pour bloquer le développement des autres ou les leurrer sur la direction des développements prise par un acteur. Il y a donc des technologies revendiquées qui ne seront jamais exploitées, soit parce qu’elles n’en valent pas la peine, soit parce qu’elles seraient une menace pour un acteur qui a préféré la neutraliser via des brevets.
La plupart des brevets sont faibles, limités et n’ont pas de valeur
Quand c’est le cas, ils ne sont généralement pas maintenus longtemps ou a minima, ils ne sont pas étendus à une multitude de pays. Ils sont souvent limités à une part congrue de technologie et à un ou une poignée de pays. De ce fait, un brevet n’est pas une barrière absolue : il faut savoir le lire et comprendre où il est réellement en vigueur. En effet, si vous ne pouvez protéger qu’une portion de votre technologie, pas essentielle à la valeur ajoutée de votre produit, il n’est intéressant de le faire que pour vous assurer une liberté d’exploitation sur une durée importante, et seulement si la technologie est détectable. Mais dans ce cas, il faudra bien étendre le brevet sur les territoires qui vous intéressent. Il est donc essentiel de connaître le paysage de brevets pour s’assurer que le dépôt d’un brevet vous apportera une réelle plus-value ou une réelle liberté d’exploitation.
Protection qui est peu efficace sur des marchés très dynamiques où les technologies ont une durée de vie de 2 à 5 ans
Un brevet a une durée de vie de 20 ans maximum et est délivré au bout de 3 à 6 ans…Il est donc pertinent de déposer un brevet pour des technologies qui ont une durée de vie potentiellement supérieure à 3 ans. Si la technologie sera dépassée d’ici 3 ans, inutile a priori de perdre son temps et son argent dans un brevet. Il sera plus intéressant de considérer le secret, et de se concentrer sur la vitesse d’exécution et de pénétration du marché.
Une protection solide demande un investissement important
Une stratégie brevetée sérieuse implique de déposer plusieurs familles, dans plusieurs pays stratégiques, pour être opposable de façon efficace à des tiers, même puissants. Au-delà des avantages cités par les “pro-brevets”, il convient donc de voir à quel point le brevet apporte une plus-value à l’entreprise. Si la technologie est au cœur de son positionnement et de sa survie, il faut pouvoir dérouler la stratégie de propriété industrielle de bout en bout, en limitant les impasses. Il existe différentes stratégies pour s’assurer une liberté d’exploitation, et mieux un monopole sur certaines technologies clés.
L’innovation se tourne plus vers les usages que la technique
Un brevet ne peut protéger ou conférer un monopole sur un usage, à moins d’imaginer l’ensemble des solutions pouvant répondre à cet usage et qu’elles soient toutes brevetables…Si votre entreprise se porte avant tout sur la réponse à des besoins, la promotion de nouveaux usages, c’est davantage sa stratégie de marque, et sa maîtrise du design de service qui fera sa valeur. Son seul souci sera de s’assurer autant que possible de ne pas se placer comme contrefacteur de brevets, marques ou modèles existants quand elle développe ses solutions.
Pour y voir plus clair :
Sauf stratégie alambiquée ou guerrière autour de la PI, le brevet vaut la peine d’y réfléchir sérieusement si :
- La valeur de votre entreprise repose sur une brique technologique / technique détectable dont vous voulez vous assurer la liberté d’exploitation et que cette brique a potentiellement une durée de vie supérieure à 3 ans environ, selon votre marché.
- Votre stratégie de développement (levée de fond, sollicitation d’aides ou de crédit d’impôts, cession envisagée, ambitions de croissance…) impose de démontrer une certaine crédibilité dans votre approche R&I.
- Un brevet peut vous permettre d’ouvrir certaines portes pour négocier avec des acteurs qui sans cela, ne vous considéreront pas.
- Les acteurs de votre marché ne sont pas nécessairement des grandes entreprises impitoyables avec qui il est strictement impossible de négocier (et vous en avez la preuve) : et ce n’est d’ailleurs pas si fréquent.
Le brevet est à proscrire si :
- La valeur ou la pérennité de votre entreprise n’en dépendent absolument pas car elles ne reposent sur aucune brique technologique essentielle et durable.
- Le secret est une meilleure arme et que vous êtes en mesure d’en assurer le respect absolu. Vous assumez alors le fait que quand le secret sera éventé, vous n’aurez que peu de recours pour garder l’avantage qu’il vous procurait.
- Le coût de protection est supérieur au fruit de l’exploitation que vous envisagez.
- Vous n’avez pas de préoccupation sérieuse de valorisation de votre entreprise du point du vue de ses savoir-faire techniques et technologiques, ni d’intention d’entrer en négociation avec des partenaires autour de développements communs.
Si vous êtes entre deux eaux, il existe de stratégies intermédiaires adaptées. Si vous avez des ressources financières limitées, aussi. Le mieux est encore d’en parler à des personnes objectives, qui considèrent votre stratégie et votre vision en premier lieu. »